Le signalement des mesures correctrices (self-cleaning measures) dans les marchés publics : le législateur intervient
Le 31 mai dernier, une modification législative est entrée en vigueur qui oblige les pouvoirs adjudicateurs, en ce qui concerne les motifs d'exclusion facultatifs, à signaler dans les documents d'appel d'offres si les opérateurs économiques sont tenus de signaler d’initiative qu'ils ont pris des mesures correctrices concernant ces motifs d'exclusion. Dans le cas des motifs d'exclusion obligatoire, les opérateurs économiques sont dans tous les cas tenus de signaler d’initiative qu'ils ont pris des mesures correctrices. Dans les deux cas, les documents de marché doivent faire référence aux obligations légales en la matière. Le législateur est intervenu afin de mettre le droit belge des marchés publics en conformité avec la jurisprudence européenne, à propos de laquelle nous avons déjà écrit auparavant (La déclaration spontanée des self-cleaning measures afin d’éviter l’exclusion : La Cour de Justice clarifie). Toutefois, la question se pose de savoir si le remède envisagé s’avère concluant.
1. Les règles belges existantes en matière de mesures correctrices étaient insuffisantes, selon la Cour de justice
Alors que les Directives sur les marchés publics prévoient qu'un opérateur économique en situation d'exclusion facultative (par ex. : faute professionnelle grave) ou obligatoire (par ex. : dettes sociales) peut encore prouver sa fiabilité au moyen des mesures correctrices qu'il a prises, la Loi belge sur les marchés publics du 17 juin 2016 (art. 70) a ajouté que l'opérateur économique devait le faire d’initiative.
En réponse à une question préjudicielle du Conseil d'État belge (cf. CE 7 mai 2019, n° 244.404, RTS Infra BVBA - Aannemingsbedrijf Norré-behaegel BVBA), la Cour de justice a précisé (CJUE, 14 janvier 2021, C-387/19) que les principes de transparence et d'égalité de traitement exigent que les opérateurs économiques soient informés par la réglementation applicable et les documents d'appel d'offres de l'obligation de fournir spontanément (d’initiative) la preuve des mesures correctrices prises. Si cela n'est pas signalé de manière non équivoque et précise, les opérateurs économiques ont la possibilité d'invoquer des mesures correctrices tout au long de la procédure de passation de marché (cf. CJUE, 3 octobre 2019, C-267/18).
Sur la base de cet arrêt de la CJUE, le Conseil d'État a annulé la décision d'attribution, car on ne peut attendre des opérateurs économiques qu'ils puissent « déterminer avec certitude, lors de la présentation de l'offre, si leur comportement passé serait considéré par le pouvoir adjudicateur comme un manquement grave de nature à mettre en cause leur intégrité » (Traduction libre ; Conseil d'État 19 novembre 2021, n° 252.171). En d'autres termes, le Conseil d'État a refusé d'adopter une interprétation de l'article 70 de la Loi sur les marchés publics qui conduirait les opérateurs économiques à devoir s'auto-incriminer. Nous avons déjà écrit à ce sujet (La déclaration spontanée des self-cleaning measures afin d’éviter l’exclusion : La Cour de Justice clarifie).
2. Le législateur intervient
Conformément à l'article 7 de la modification législative du 18 mai dernier, entrée en vigueur le 31 mai tant pour les marchés publics en cours que pour ceux dont la procédure de passation est encore en cours, l'article 70 de la Loi sur les marchés publics est modifié sur différents points.
L'ajout "d’initiative" est supprimé, afin de s'aligner avec les Directives sur les marchés publics.
En ce qui concerne les motifs d'exclusion obligatoire, il est prescrit que l'opérateur économique (candidat ou soumissionnaire) doit signaler d’initiative (et donc le plus tôt possible, par exemple dans le DUME) s'il a pris des mesures correctrices. Les documents de marché doivent reprendre cette obligation, bien que cela puisse être fait, selon les travaux préparatoires parlementaires, par un simple renvoi à l'article 70, §2 de la Loi sur les marchés publics.
En ce qui concerne les motifs d'exclusion facultative, le pouvoir adjudicateur dispose d’un choix :
- soit les documents de marché laissent la possibilité à l'opérateur économique de présenter des mesures correctrices au cours de la procédure de passation ;
- soit les documents de marché signalent clairement que les mesures correctrices doivent être communiquées par l'opérateur économique d’initiative et à la première occasion (par exemple dans le DUME), sous peine de perdre son droit de les invoquer ultérieurement.
Toutefois, cette deuxième possibilité est assortie d'un « backstop » : si l’opérateur économique peut démontrer que les informations qui lui sont fournies en vertu de l'article 69 de la Loi sur les marchés publics et des documents d'appel d'offres ne lui permettent pas d'établir que le motif d'exclusion à appliquer par le pouvoir adjudicateur peut le concerner, il peut toujours prouver l'existence des mesures correctrices à un stade ultérieur.
3. Quelques réflexions sur la modification législative
Il est clair que le « backstop » compromet fortement l’option stricte, à savoir imposer une fourniture spontanée et d’emblée des preuves des mesures correctrices, et peut à tout le moins provoquer une discussion entre le pouvoir adjudicateur et l'opérateur économique. En effet, comment un opérateur économique peut-il prouver que, sur la base des documents de marché, il n'aurait pas dû savoir que le pouvoir adjudicateur pouvait invoquer un certain motif d'exclusion à son encontre ? N'est-ce pas précisément la situation d'insécurité juridique qui a conduit à l'annulation dans l'affaire RTS Infra BVBA - Norré Behaegel BVBA ?
L'obligation de faire référence à l'article 70, §2 de la Loi sur les marchés publics dans les documents de marché en ce qui concerne les motifs d'exclusion obligatoire soulève également des questions. Que se passe-t-il si le pouvoir adjudicateur ne le fait pas ? Est-il encore possible de fournir ultérieurement la preuve des mesures correctrices ? Cela ne semble certainement pas être l'intention...
Enfin, l'opérateur économique est confronté à une «boîte noire» concernant les motifs d'exclusion dabs l’hypothèse où la preuve des mesures correctrices doit être fournie immédiatement d’initiative. L'idée qu'une certaine forme d'auto-incrimination est nécessaire pour satisfaire à cette obligation légale perdure, malgré toutes les paroles bien intentionnées sur la transparence et l'égalité de traitement