Aller au contenu principal

Secrets d’affaires et droit à un procès équitable : la Cour de justice souligne l'obligation de motivation des décisions de refus d'accès aux offres

Partager cette page

Il arrive fréquemment que lorsqu'il conteste une décision d'attribution, un soumissionnaire mécontent demande de prendre connaissance du contenu de l'offre retenue. Tout aussi souvent, le pouvoir adjudicateur refuse l'accès à ces informations, en invoquant leur caractère confidentiel. Dans cette hypothèse, le pouvoir adjudicateur ne motive que rarement, voire jamais, son refus et la simple référence à la confidentialité est considérée comme suffisante. Dans un arrêt récent, la Cour de justice a souligné l'importance de la motivation d'un tel refus. À défaut, la Cour est d'avis que la protection juridique du soumissionnaire évincé est compromise.

1. Transparence ou confiance ?

Le « devoir d'ouverture » à l'égard des participants à la procédure de passation de marché public, connu également sous le nom de « devoir de transparence », est un principe fondateur du droit des marchés publics (cf. art. 4 Loi sur les marchés publics). Ce principe garantit l'égalité de traitement des soumissionnaires et l'organisation d'une concurrence loyale (cf. CJCE 29 avril 2004, C-469/99). Toutefois, le respect de la confidentialité des informations commerciales sensibles contenues dans les candidatures ou les offres est également un principe essentiel en la matière (art. 13, §2 de la Loi sur les marchés publics). En vertu de ce principe, les informations présentées au pouvoir adjudicateur comme confidentielles, y compris (mais pas uniquement) les secrets commerciaux ou d'affaires, ne peuvent être divulguées.

Ces deux principes s'opposent en cas de contestation d’une décision (de sélection ou) d'attribution. En effet, d'une part, le pouvoir adjudicateur doit justifier pourquoi telle ou telle offre est meilleure que les autres (sur la base d'une comparaison concrète), et d'autre part, cette justification ne peut pas révéler des informations confidentielles. 

Dans sa jurisprudence, le Conseil d'État a déjà admis qu'une simple référence au principe de confidentialité ne suffisait pas pour refuser la divulgation d'informations sur les candidatures ou les offres (cf. Conseil d'État, 18 juin 2002, n° 107.951). Le pouvoir adjudicateur se doit ainsi de justifier de manière claire et complète pourquoi l'intérêt de l'entreprise privée, qu'il souhaite protéger par la confidentialité, l'emporte sur l'intérêt général poursuivi par les principes de transparence et de publicité (cf. Conseil d'État 15 février 2012, n° 217.990). En tout état de cause, le Conseil d'État n'est pas facilement enclin, a fortiori dans une procédure de suspension d'extrême urgence, à lever la confidentialité (cf. Conseil d'État, 9 avril 2009, 192.284 et Conseil d'État, 10 mars 2020, n° 247.281).

2. La position de la Cour de justice

Dans une affaire récente (CJUE, 7 septembre 2021, C-927/19), la Cour de justice a dû se prononcer sur la question d'un soumissionnaire lituanien, dont l'offre avait été classée en seconde position, souhaitant avoir accès à l'offre retenue. L'auteur de la question soupçonnait que le soumissionnaire retenu ne répondait pas aux critères de sélection préalablement fixés. Le pouvoir adjudicateur avait refusé l'accès à ces informations en se contentant de déclarer que le soumissionnaire répondait à ces critères. Le juge lituanien a ainsi posé à la Cour la question de savoir comment concilier la protection des informations confidentielles avec les droits de la défense du soumissionnaire évincé. La Cour avait jusqu’alors fait preuve de retenue, préférant protéger la relation de confiance entre le pouvoir adjudicateur et le soumissionnaire afin qu'ils puissent échanger librement les informations nécessaires au cours de la procédure de passation de marché public (cf. CJUE, 14 février2008, C‑450/06, Varec). 

Il est intéressant de noter que dans son arrêt du 7 septembre, la Cour a clairement indiqué que la directive 2016/943/UE sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (dits secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites n'était pas applicable en l'espèce.

La Cour poursuit en indiquant que les exigences européennes en matière de protection juridique des soumissionnaires dans les marchés publics (cf. directive 89/665/CEE) doivent être interprétées de manière large en ce sens qu'un soumissionnaire évincé doit pouvoir introduire un recours juridictionnel sur la seule base du refus du pouvoir adjudicateur de divulguer des informations identifiées comme confidentielles (c'est-à-dire sans nécessairement contester la légalité de la décision (de sélection ou) d'attribution). A la Cour d’ajouter que les États membres peuvent néanmoins exiger que les voies de recours administratifs existantes soient d'abord épuisées. 
Enfin, et surtout, la Cour suit l'avis de son avocat général en confirmant que toute décision de sélection ou d'attribution doit être motivée, c'est-à-dire qu'elle doit contenir les informations permettant à un participant non retenu dans la procédure de passation de marché public de la contester de manière effective. C'est en cela que réside l'essence même de l'obligation matérielle de motivation, telle qu’elle se présente également dans la jurisprudence du Conseil d'État.

Toutefois, selon la Cour, cette obligation de motivation n'impose pas au pouvoir adjudicateur de divulguer toutes les informations relatives à une candidature ou à une offre. Il lui appartient ainsi de de décider s'il est justifié de maintenir – en tout ou en partie – la confidentialité des informations transmises par les candidats ou les soumissionnaires. 

3. Enseignement de l'arrêt

Par cet arrêt, la Cour de justice indique de manière claire que le soumissionnaire évincé peut contester la décision de refus de divulguer le contenu de l’offre retenue par le pouvoir adjudicateur, sans être tenu de diriger son recours contre la décision d’attribution ou de sélection en elle-même. Lorsqu’une telle action est accueillie, le pouvoir adjudicateur doit néanmoins informer le candidat ou le soumissionnaire concerné que ses informations confidentielles seront divulguées, afin que ce dernier puisse décider d’engager une action contre cette divulgation. En d’autres termes, la confidentialité n’est pas absolue, le soumissionnaire peut demander au pouvoir adjudicateur de divulguer des informations relatives à l’offre retenue et dispose d’une voie de recours en cas de refus, étant entendu que le soumissionnaire dont les informations seront dévoilées dispose d’un droit de contestation de cette divulgation.

Le cadre juridique belge en matière de marchés publics ne prévoit pas de procédure de recours spécifique en cas de refus d'accès à l'information. La question se pose dès lors de savoir si ce refus relève de la loi relative à la motivation, à l'information et aux voies de recours en matière de marchés publics du 17 juin 2013. De fait, ce refus ne constitue pas une "décision préliminaire" qui est détachable de la décision finale d'attribution. Cette question semble ainsi plutôt relever du juge ordinaire. Il est toutefois difficile d’imaginer que ce dernier puisse faire œuvre utile (et donc ordonner au pouvoir adjudicateur de divulguer les informations) avant l'expiration du délai de recours contre la décision par rapport à laquelle la question de la confidentialité est soulevée (notamment en ce qui concerne le recours en suspension). Il semble plutôt que le candidat ou le soumissionnaire évincé doive s’adresser à la juridiction compétente (le Conseil d’Etat ou le juge ordinaire), dans le cadre d'un recours en suspension ou en annulation pendant, en vue de demander la divulgation des informations afin que des arguments supplémentaires puissent en être tirés. Et c'est là que le bât blesse : souvent le juge (des référés), compte tenu de l'urgence et de la technicité de l'affaire, aura tendance à donner la priorité à la protection de la confidentialité. Par ailleurs, si le candidat ou le soumissionnaire concerné dont les informations sont demandées n'est pas intervenu dans la procédure, il reste à voir s'il peut utilement contester cette divulgation comme le requiert la Cour de justice.

Auteurs